Tribune
Sans Mai 68, nous ne serions pas ce que nous sommes

Par Jean-Claude Rennwald, conseiller national (PS-JU), vice-président de l’USS 

Comme tous les dix ans, le 40e anniversaire de Mai 68 se traduit par une production d’émissions radiophoniques et télévisées hors du commun, sans compter la publication d’un nombre inimaginable de nouveaux livres.

Autant dire qu’on est loin de cet enterrement de l’héritage de Mai 68 auquel rêve le président français Nicolas Sarkozy. Il est vrai que Mai 68, au-delà de son aspect mythique, a eu des effets conséquents sur le fonctionnement de la France et des sociétés contemporaines en général, puisque des révoltes de ce type ont aussi eu lieu en Italie, en Allemagne, en Tchécoslovaquie – le Printemps de Prague -, au Mexique et dans bien d’autres pays. Sans Mai 68, on ne parlerait sans doute pas autant d’autogestion, d’égalité entre hommes et femmes, de droit à une sexualité choisie, d’écologie, des droits des travailleuses et des travailleurs dans les entreprises, de démocratisation de la culture ou encore de solidarité internationaliste. Ce dernier point nous ramène au célèbre slogan « Les frontières, on s’en fout ».

On oublie aussi souvent que Mai 68 ne fut pas seulement un mouvement estudiantin et une révolte de la jeunesse. A un moment donné, on a assisté à une irruption massive de la classe ouvrière dans les « événements », même si certains dirigeants de la gauche politique et syndicale ont tardé à comprendre ce qui se passait dans les rues et les entreprises de Paris et de bien d’autres villes françaises. De Lille à Bordeaux et de Marseille à Brest, la France était paralysée, les usines et les bureaux étaient occupés par 9 à 11 millions de grévistes, soit au moins trois fois plus qu’à l’époque du Front populaire, en 1936 !

Pour beaucoup de militants de l’époque, cette mobilisation extraordinaire a cependant débouché sur d’amères désillusions, notamment parce que les fameux accords de Grenelle (du nom de la rue du Ministère du Travail) ne portèrent guère que sur des augmentations salariales. Or, on ne fait pas une grève de cette ampleur pour une hausse des revenus de quelques pourcents. Il n’en reste pas moins que Mai 68 a grandement contribué à élever la conscience de classe du monde ouvrier. Quelques années plus tard, en 1973, le conflit de Lip, à Besançon (« On produit, on vend, on se paie »), en fournira une démonstration éclatante.

En Suisse, Mai 68 n’a pas eu la même intensité qu’en France et que dans d’autre pays européens. Mais cette crise a aussi touché notre pays, avec quelques occupations de locaux universitaires et la monstre manifestation pour un centre autonome à Zurich. Elle a changé la façon de faire, de vivre et de penser d’un grand nombre de militants, de dirigeants et d’organisations, ravivant la flamme de l’esprit gréviste qui régnait en Suisse au début du XXe siècle Une fois le renouvellement de générations opérées au sein du mouvement syndical, les effets ont alors pu se faire sentir. A tel point qu’on peut se demander si les grèves de travailleurs du bâtiment (qui leur ont permis d’obtenir la retraite à 60 ans et le renouvellement de leur convention collective), la grève des salariés de CFF Cargo ou celle de Swissmetal auraient eu lieu sans la grande révolte de la fin des années soixante. A quelques jours de la Fête du travail du 1er mai 2008, la question mérite d’être posée

Dans une certaine mesure aussi, la mouvance écologique et antinucléaire n’aurait pas le poids qu’elle a en Suisse, il n’y aurait peut-être pas encore de femmes au Conseil fédéral, sans compter que les femmes ont obtenu le droit de vote en 1971, c’est-à-dire trois ans après les « événements ».

Certes, il ne faut pas mythifier Mai 68. Mais en France comme dans d’autres pays, cet immense mouvement social et culturel fait partie des grands moments de l’histoire de la gauche et du syndicalisme, au même titre que le Front populaire, sa semaine de 40 heures et ses congés payés, que les nationalisations et la création de la Sécurité sociale après la Libération, ou que l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, en 1981.

Chez nous, les forces progressistes n’ont guère de références aussi célèbres. Mais leur histoire a aussi connu de grands moments, comme la Grève générale de 1918, la naissance des grandes conventions collectives de travail (CCT) en 1937 (horlogerie et machines) et 1938 (bâtiment), la conquête du 13e mois de salaire et de la semaine de 40 heures dans plusieurs branches industrielles importantes (horlogerie et machines en 1988), ou l’introduction de la retraite à 60 ans dans le bâtiment, en 2002, après une grève des maçons particulièrement combative.

Certes, depuis un certain nombre d’années, des améliorations des conditions de travail et des réformes de ce gabarit ne voient plus guère le jour. Mais l’histoire sociale, dans laquelle Mai 68 occupe une place privilégiée, nous enseigne que rien n’est jamais définitivement acquis, que l’histoire est faite de moments de désillusions et de périodes de grande espérance, et que, pour que ces dernières redeviennent plus nombreuses, il importante de construire une gauche forte, capable de proposer et de mettre en œuvre des solutions alternatives à celles de la fraction la plus dure – l’UDC, une partie importante des radicaux et des organisations patronales - du camp bourgeois, et de disposer de syndicats puissants, dotés tout à la fois d’une capacité à la négociation et d’une capacité au conflit, comme cela a été nécessaire dans le bâtiment et sur le site de CFF Cargo à Bellinzone.

« Attention, avis de fièvre commémorative », écrivait « Le Monde 2 » dans son hors-série consacré à Mai 68. Certes, mais à l’inverse, on ne peut pas jeter dans les poubelles de l’Histoire un mouvement qui voulait d’abord « mettre l’imagination au pouvoir », ce qu’on ne sait plus guère faire aujourd’hui. A quoi il faut ajouter cette réflexion du philosophe italien et ancien militant révolutionnaire Toni Negri dans la même publication : « Mai 68 n’est que l’avant-dernière Révolution européenne. L’avant dernière, parce que la dernière reste à venir. »