actutxt.jpg (3616 octets)
ligne.gif (1583 octets)

Article paru dans l'Evénement syndical du 19 août 2003

Lettre ouverte au président Fidel Castro,
La Havane, Cuba:

« Pas de socialisme sans démocratie »

Companero,

Comme des dizaines de milliers d’autres jeunes Européens, ma jeunesse a été rythmée par les luttes des révolutionnaires et des démocrates d’Amérique latine. Je suis né en 1953, année durant laquelle toi et tes compagnons tentèrent une première fois de renverser le régime du dictateur Batista, en attaquant la caserne de la Moncada à Santiago de Cuba. J’avais 6 ans en 1959, lors des débuts de ton gouvernement révolutionnaire, 14 ans en 1967, lorsque Ernesto Che Guevara fut abattu en Bolivie, et 20 ans en 1973, au moment du putsch militaire qui entraîna le renversement et la mort de Salvador Allende, président socialiste du Chili.

Dès lors, tu comprendras que ce n’est pas sans émotion que, voici quelques semaines, j’ai foulé pour la première fois le sol de Cuba. Je ne te cacherai pas que j’avais beaucoup hésité à faire ce voyage car, quelques mois auparavant, tu avais déclenché l’une des plus vastes opérations de répression de la dissidence. Je m’étais rassuré en me disant que, comme d’habitude, les médias occidentaux « à la solde de l’impérialisme » avaient exagéré et que le tourisme fait vivre beaucoup de Cubains.

Tu as de grandes réussites…

Mon voyage m’a confirmé que tout n’est pas négatif à Cuba. Ton régime peut se prévaloir de deux grandes réussites, l’éducation et la santé. Avant 1959, un quart de la population était analphabète et un million d’individus savaient à peine lire et écrire. Aujourd’hui, le taux d’alphabétisation est proche de 100 %, performance que très peu d’autres pays du tiers monde ont su réaliser. Ton système de santé est probablement le meilleur d’Amérique latine. De la fin des années cinquante à la fin des années nonante, le taux de mortalité infantile est tombé de 60 à 7.1 pour mille, l’un des pourcentages les plus bas du monde, alors que l’espérance de vie est passée de 55 à 75 ans. Tous les soins pratiqués dans les cliniques d’Etat sont gratuits. Il en va de même pour les soins dentaires et la dentition des enfants cubains fait plaisir à voir.

On ajoutera que près de 80 % des femmes mariées utilisent un contraceptif, que le taux de fécondité est de 1.5 enfant par femme et que l’âge d’accès à la retraite est généreux : 55 ans pour les femmes, 60 pour les hommes (et même 55 s’ils exercent une profession difficile, comme celle de mineur).

... mais d’autres politiques confinent à la catastrophe

Ces réussites ne t’autorisent pas à mener, dans d’autres domaines, une politique qui confine souvent à la catastrophe :

· Tu as mis en place un système de rationnement assez coûteux pour l’Etat, mais qui permet à tous les Cubains, en particulier les plus pauvres, d’acheter des produits alimentaires à des prix subventionnés. Le drame, c’est que ce système n’assure un approvisionnement élémentaire qu’une semaine sur quatre, puisqu’un Cubain n’a par exemple droit qu’à trois œufs par mois. Le reste du temps, il faut faire ses courses au marché libre, à des prix prohibitifs. De plus, il est presque impossible de trouver certains produits de base, comme le savon.

· La terre cubaine est riche et productive, ce qui fait dire à un diplomate occidental « qu’ici, il suffit de cracher par terre pour qu’un palmier pousse ». Pourtant, en raison d’une mauvaise organisation de la production, ton pays est obligé d’importer de grandes quantités de fruits et de légumes.

· Dans ces conditions, et même si personne ne meurt de faim à Cuba, certains de tes compatriotes ont faim ou du moins ne mangent pas de la langouste ou du poulet tous les jours.

· A La Havane, de nombreux bâtiments s’écroulent, faute d’entretien ou parce qu’ils ont été mal construits. Une partie du réseau routier est dans un état lamentable, et les camions qui font office de bus ressemblent à des convois à bestiaux, tant les voyageurs y sont entassés et serrés.

· Parce que tu vois dans chaque individu susceptible de ne pas penser comme toi un ennemi de la Révolution, tu as créé un appareil de sécurité complètement délirant, qui coûte excessivement cher à l’Etat. J’ai visité beaucoup de pays, mais jamais je n’avais vu un tel déploiement de militaires, de policiers et de gardiens de toute sorte.

Avoir ou ne pas avoir des dollars

Cette obsession sécuritaire conduit à d’énormes aberrations. L’une des plus criantes, c’est le fait qu’à Cuba, un médecin gagne l’équivalent de 25 dollars par mois, alors que le salaire d’un policier se monte à … 80 dollars ! Je viens d’un pays la Suisse, où certains médecins gagnent trop et j’ai toujours soutenu l’idée d’un écart aussi faible que possible entre les salaires les plus élevés et les plus bas. Mais je me dis aussi qu’un régime qui paie trois fois plus ses policiers que ses médecins devrait se poser des questions quant à son avenir. Le même régime devrait aussi s’interroger sur l’émergence d’une société à deux vitesses, où cohabitent 60 % de gens qui se débrouillent pour avoir des dollars (synonymes d’accès à de nombreux biens et services) et 40 % d’autres qui n’ont jamais de dollars.

Tu me diras qu’une bonne partie de ces constats résultent du fait qu’aucun autre pays que Cuba n’a connu autant d’agressions de la part de l’impérialisme américain, comme son odieux blocus économique. C’est vrai, mais cela n’autorise pas n’importe quoi. L’impérialisme américain ne justifie ni le parti unique, ni l’absence de syndicats indépendants, ni un système policier parmi les plus développés du monde, ni l’interdiction quasi généralisée de sortir du pays, ni l’impossibilité de se procurer un journal, à l’exception de Granma, l’organe du PC cubain.

Attention au « Tout tourisme »

Pour compenser les pertes du commerce réalisé avec les pays du Comecon et pour te procurer des devises, tu mises depuis quelques années sur un tourisme intensif. Ce choix est respectable, d’autant plus que ton peuple est l’un des plus chaleureux du monde (Ah, les rythmes afro-cubains !) et que certaines plages de Cuba sont parmi les plus belles de la planète. Mais ce choix est aussi dangereux, car le tourisme est un secteur sensible aux modes et à la conjoncture. En outre, aucun pays ne peut se passer d’une base agricole et industrielle solide, laquelle est trop lacunaire à Cuba. C’est d’autant plus regrettable que tu disposes du potentiel humain capable de combler cette lacune. A la fabrique de cigares Partagas, j’ai pu constater que ses employés avaient un savoir-faire manuel impressionnant, qui m’a rappelé celui des horlogers suisses qui produisent des montres haut de gamme.

Réconcilie-toi avec l’Europe !

La grande majorité des touristes qui viennent chez toi sont des Européens. Dès lors, il serait hautement souhaitable que tu sois moins agressif à l’égard de l’Europe, et que tu cesses de dénigrer certains pays membres de l’Union européenne, sous prétexte qu’ils se mêlent de ce qui ne les regarde pas en manifestant certaines exigences quant au respect des droits de l’Homme.

Tu sais que tu as besoin de l’Europe pour favoriser le développement de ton pays, et que seule une alliance entre l’Europe et l’Amérique latine permettra de contrer certaines velléités de l’Oncle Sam et de mettre en place une autre mondialisation. D’ailleurs, tes compatriotes attendent beaucoup de l’Europe.

Evite la guerre civile

J’aimerais enfin aborder la question de ton âge. A 77 ans, tu ne vas probablement plus diriger le pays durant de longues années. S’agissant de ce qui se passera après ton départ, beaucoup évoquent le risque d’une guerre civile, qui verrait s’opposer l’appareil du parti et les Cubains de Floride.

Même s’il n’est pas absolu, ce risque n’est pas négligeable, d’autant plus que l’opposition entre tes partisans et tes adversaires est aussi géographique, les premiers venant pour l’essentiel du sud-est du pays. Cette guerre civile, tu as la possibilité de l’éviter. Pour cela, il te faut, aussi vite que possible, opérer quelques grandes réformes économiques, démocratiser la vie politique et assurer les libertés de réunion et d’expression.

Tu penseras que j’exagère. En fait, je t’ai écrit cette lettre parce que j’aime ton pays et ton peuple, parce qu’à bien des égards, la Révolution cubaine a été exemplaire, et parce que le Che incarne encore cet idéal pour des millions de personnes dans le monde. Malgré cela, l’étoile de Cuba et la tienne ont pâli. En t’engageant dans un processus de démocratisation, tu redorerais le blason de Cuba et ton peuple en serait le premier bénéficiaire.

A Cuba, on peut souvent lire ce slogan : « Socialismo o muerto ». Je préfère nettement celui-ci : « Pas de socialisme sans démocratie ». 

En espérant que tu accorderas quelque attention à mes réflexions, je t’adresse, cher Fidel, mes cordiales salutations socialistes. 

Hasta la victoria Siempre !

Jean-Claude Rennwald, Vice-président de l’Union syndicale suisse (USS). Député socialiste au Conseil national. Membre de la Commission de politique extérieure

Courrendlin, le 16 août 2003

ligne.gif (1583 octets)
Jean-Claude Rennwald - conseiller national
Rue de la Quère 17 - CH - 2830 Courrendlin (JU)
Privé : Tél. + Fax. / ++41 (0) 32 435 50 30
Professionnel : Tél./ ++41 (0) 31 350 23 62 - Fax / ++41 (0) 31 350 22 22
E-mail : rennwald@bluewin.ch - Internet : http://www.rennwald.ch
home_dessin_mc.gif (24457 octets) Npowered_simple.gif (1406 octets)